samedi 11 août 2012

La recherche du temps perdu : 5 Ans De Réflexion de Nicholas Stoller (2012) 2/2 - Mélancolie de la comédie débile, Acte II bis

LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

5 Ans De Réflexion

de Nicholas Stoller et Jason Segel (2012) 2/2

(Mélancolie de la comédie débile -

Acte II bis)


Toute la beauté du film réside dans le douloureux motif de l’inaccomplissement qui le parcourt tout du long et creuse le vide existentiel à grands coups d’éclats de rire, projetant morceaux de grotesque et fragments de banalité, pour révéler derrière la légèreté de la comédie l’embarras de la déception, l’accablement de la désillusion et le goût infiniment précieux du bonheur à saisir tant qu’il est temps.

Et le temps est d’ailleurs au cœur du Cinq Ans De Réflexion, comme son titre invite explicitement à le penser (en anglais aussi : The Five-Year Engagement). A ce niveau, on peut d’ores et déjà faire une remarque purement formelle sur le rythme du récit, infiniment curieux, et qui révèle un défaut (qui n’en est pas vraiment un) caractéristique de la comédie débile : le montage est bizarre, les scènes s’enchaînant parfois avec brutalité, comme par saccades, trahissant un goût certain pour l’improvisation sur le plateau, une forme de liberté que le montage cinématographique ne peut respecter, ne peut qu’endiguer, contraindre, tordre à sa mathématique trop rigide, trop droite. Ainsi, certaines scènes semblent s’arrêter au beau milieu de leur déroulement, leur emboîtement confine à la rupture, et la désarticulation se fait règle générale. C’est pourquoi on a eu l’habitude de lire tantôt que certains réalisateurs (les frères Farrelly en tête) étaient d’excellents comiques mais de piètres cinéastes. Si Cinq Ans De Réflexion se perd dans les mêmes méandres du rythme et de l’enchaînement narratif, on ne peut pas réellement lui en tenir rigueur (comme pour la plupart des comédies débiles incriminées d’ailleurs), car cette singulière discontinuité participe de sa non moins singulière poésie. Comme son titre l’indique sans mystère, le film se déroule sur cinq années, cinq ans brodées par l’ellipse et le flou temporel ; très peu des stéréotypes de la ponctuation périodique sont utilisés dans la construction du récit (le passage des saisons n’intervient qu’une fois, par exemple – et cette fois unique et orpheline contribue d’ailleurs à brouiller les pistes chronologiques par son isolement-même), et la demi décennie s’écoule dans un condensé bref et massif, ne faisant appel qu’à de très discrets (et insuffisants) indices pour la marquer (la barbe qui a poussé, la nièce et le neveu qui grandissent mais qu’on ne voit que deux fois). Le spectateur assiste alors à l’enlisement du temps, cette temporalité stagnante répondant à l’envasement des relations du couple, incapable de progresser, incapable d’évoluer. Du coup, le film joue dans sa (dé)construction sur un des piliers de la comédie débile, peut-être le plus important : le dérèglement.



Dérèglement temporel, dérèglement amoureux, dérèglement social aussi (voir le post précédent sur le même film). Cinq Ans De Réflexion cherche à saisir la nature même de ces différentes formes d’altération du couple et en particulier, donc, dans leur rapport au temps – le dérèglement renvoyant inévitablement à l’inversion. Le film commence en effet là où habituellement il s’arrête : la demande en mariage. Les deux héros semblent arrivés alors à l’acmé de leur relation, et le reste n’est plus que formalité. Mais en débutant par la fin, le récit renverse la donne – il rappelle en cela le génial I Love You, Man (John Hamburg, 2009), dans lequel tous les codes de la comédie romantique étaient appliqués à une simple relation amicale, transcendée pour l’occasion. Mais ici, le renversement est plus délétère, plus amer : plutôt que de mettre en scène la montée en puissance du couple, son union indissociable et la fusion amoureuse, c’est au contraire sa dégénérescence qui s’offre en spectacle. Ce dérèglement sentimental trouve son origine et son symptôme dans la scène d’ouverture, hautement symbolique. Le héros est ainsi prêt à faire sa demande à sa chère et tendre sous la forme d’une mise en scène surprise assez conventionnelle, mais les questions de plus en plus pressantes de la jeune femme suspicieuse et le stress préexistant viennent à bout du dispositif, et l’aveu intervient prématurément. La promise, déçue et capricieuse, désire tout de même que la comédie se déroule comme il était prévu. Idée géniale et digne des plus grands moments du genre : la scène se fait quand même sur le double motif de la déception et de la gêne – déception du spectateur qui voit se dérouler un événement qui a déjà eu lieu (la demande en mariage s’est réalisée de fait en même temps que la déclaration d’intention), déception des personnages qui jouent péniblement et avec embarras la comédie d’une surprise qui n’en est plus une, et gêne enfin en cela que tout le monde a conscience du ridicule de la situation. Le film fait ainsi du sur-place pendant une dizaine de minutes, comme si on en avait noyé le moteur en forçant le démarrage, comme si on maintenait la tête du récit sous l’eau au lieu de le lancer, la séquence s’étendant pour le seul plaisir du grotesque inconfortable au détriment d’un réel intérêt narratif. Et la comédie débile n’est jamais aussi bonne que lorsqu’elle prolonge de cette façon, avec un sadisme délectable, des situations intenables et pénibles.



La dimension déceptive et éminemment dérangeante de l’ensemble (forces grimaces et imbroglios émaillent la scène) se révèle rapidement fondatrice pour le film qui dépense le temps du récit à stagner, à repousser le passage à l’acte, à attendre. De même que la demande en mariage a été ratée à plus d’un titre, la suite le sera de la même façon, chaque moment faisant l’objet d’un déplacement vers la désillusion via l’inaccomplissement. Une scène anecdotique en est fort symbolique : Jason Segel, ayant fait une concession d’importance, comme on va le voir, réclame une récompense physique explicite : « j’ai le droit à du super-sexe ». Emily Blunt lui garantit qu’il obtiendra d’elle la totale, sous la forme de l’expression hyperbolique du « Cirque du Soleil », promesse d’acrobaties ahurissantes – aussitôt contredite par le mime qu’elle exécute devant lui et qui réduit les voltiges virtuoses du « Cirque du Soleil » a de vulgaires clowneries, et surtout des clowneries mimées, c’est-à-dire non exécutées, non réalisées, seulement représentées autour du vide. Alors, un décalage intervient dans le film entre la réalité et sa figuration, la première étant sans cesse écartée au profit de l’image qu’on cherche à lui apposer, le passage à l’acte du réel n’ayant jamais lieu, sabordé par le fantasme de sa représentation.



La raison qui est au centre de cette désillusion globale: un déménagement favorable à la carrière de la belle. A partir de là, le mariage ne cessera d’être repoussé dans le but d’attendre le bon moment, l’union précipitée mais magnifique de la sœur servant de modèle et de point de comparaison indépassable, motivant en partie l’inaction. C’est là où le temps se mêle à la désillusion, où la durée devient synonyme de dissolution : le couple se perd à force de chercher le meilleur (en le cherchant même ailleurs) et l’amour se détruit dans l’attente de circonstances idéales – le mieux devient alors l’ennemi du bien. Dans ces conditions, le temps est lui-même perdu, puisqu’à force d’avoir les yeux braqués sur l’avenir et le long-terme, les personnages perdent de vue le moment présent, et l’amour disparaît en même temps que l’instant. Les personnages perdent leur énergie dans le mime stérile, dans la représentation idéalisée d’un moment qui perd au fur et à mesure toute signification. Le motif du donut rassis en devient même l’allégorie, rappelant la magnifique capacité de la comédie débile à ériger de vulgaires éléments du quotidien en symboles forts et profonds : sous prétexte d’une expérience psychologique, la jeune universitaire étudie le comportement d’individus face à de vieux donuts, sachant que la promesse d’un très prochain réapprovisionnement plus frais leur avait été faite. Le résultat de l’expérience révèle soi-disant que les candidats qui n’attendent pas le réassort de donuts frais sont des ratés n’ayant que peu d’exigence avec eux-mêmes. Le rapport entre les donuts et le mariage du couple devient dès lors transparent : la patience, l’attente d’un moment meilleur empêchent de jouir de ce qu’offre le présent, sous la forme d’un donut rassis ou d’un amour déjà mature.    



Le rapport est d’autant plus évident que la jeune femme avouera plus tard au héros la raison pour laquelle ils ne se sont pas mariés : elle a pratiqué l’expérience sur lui-même, et il a échoué. Il lui explique alors que cette expérience ne signifie rien, que celui qui mange le donut rassis n’est pas forcément un raté, mais une personne qui préfère faire confiance à ce qu’il a entre les mains au moment présent que ce que lui promet un hypothétique meilleur futur. Le film se résout à ce moment. Le donut rassis incarne un nouveau carpe diem, une nouvelle rose de Ronsard, et fixe le seul moment de bonheur possible dans l’instant présent. Une discussion absurde entre les deux sœurs répond au même problème : si la sœur s’est mariée dans l’urgence et sur un coup de tête, c’est qu’elle ne croyait pas qu’il puisse y avoir meilleur occasion plus tard.



Et le temps de s’enrouler sur lui-même et le film de toujours remonter vers son origine : la première vue du couple, au récit en flash-back plusieurs fois amorcé, mais jamais terminé. De la même manière que le film avait commencé par sa conclusion attendue, ce n’est qu’à la fin que le début de l’histoire se dévoile, retournement inversé magnifique, livrant l’image du premier baiser au moment où le couple amorce sa reconstruction – premier baiser qui contenait en lui tous les manquements à venir : le jeune homme demande maladroitement la permission d’embrasser la jeune femme, qui lui rétorque « c’est tout ce que je peux espérer ? » Et le feu d’artifice d’éclater – c’est la nouvelle année, à la fois fin d’un cycle et début d’un autre. La temporalité explose aussi dans son dérèglement et livre à travers l’éclatement de l’histoire du couple la seule belle et fidèle image qu’il est possible de livrer. Cinq Ans De Réflexion peut alors être assimilé à une version plus dépouillée, moins ostensiblement virtuose d’un Je T’Aime, Je T’Aime ou d’un Voyage à Deux, n’accordant à la temporalité traditionnelle (celle du vécu) qu’une place minime, et privilégiant un temps poétique propre, un temps de l’intimité que Gaston Bachelard appelait le « temps vertical » dans son texte Instant poétique et instant métaphysique. Le récit n’a pas progressé, il a même amorcé sa régression à travers la dégénérescence des individus et du couple, la continuité narrative se retrouvant sens dessus-dessous, le début à la fin et la fin au début, l’inaccomplissement comme représentation de la déchéance des êtres – et ce qui rend le film si poétique, de cette poésie qui résout les béances en les révélant et qui, selon Bachelard, « ne peut être plus que la vie qu’en immobilisant la vie, qu’en vivant sur place la dialectique des joies et des peines. Elle est alors le principe d’une simultanéité essentielle où l’être le plus dispersé, le plus désuni conquiert son unité ».

C’est tout le sens du final, la scène du mariage-marathon, accompli dans la précipitation de l’instant, où les décisions et les choix se font maintenant ou ne se font pas. Il faut d’ailleurs noter une fois de plus l’enlisement temporel entre le début et la fin du film, car la mise en scène faite sur le moment et dans la spontanéité renvoie en s’y opposant totalement à l’échec de celle qui ouvrait le film, laborieuse et poussive puisque forcée et redondante. Tout le temps perdu le film durant, cette scène le rattrape en un instant, tout l’enjeu du film se résolvant dans ce passage à l’acte lié à l’instantanéité. Alors, « le temps ne coule plus. Il jaillit ».

Et Gaston Bachelard de conclure à notre place, pour nous révéler que la poésie, et celle de ce film en particulier, « devient ainsi un instant de la cause formelle, un instant de la puissance personnelle. Elle se désintéresse alors de ce qui brise et de ce qui dissout, d’une durée qui disperse les échos. Elle cherche l’instant. Elle n’a besoin que de l’instant. Elle crée l’instant » – l’instant d’un premier baiser échangé, l’instant où l’on accepte de se lancer dans la vie à deux. « Il y a un dynamisme pur de la poésie pure. C’est celui qui se développe verticalement dans le temps des formes et des personnes ». C’est celui de bien des comédies débiles.


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