jeudi 28 juin 2012

Désillusions perdues : Une Education de Lone Scherfig (2009)

DESILLUSIONS PERDUES:
Une Education de Lone Scherfig
scénario de Nick Hornby
(2009)


Une Education tend à résoudre l’opposition fondamentale entre le domaine du physique et celui du spirituel, entre la beauté et l’intelligence (énoncée, avec subtilité, tout le film durant) : c’est-à-dire abolir la frontière entre d’un côté l’art (Burne-Jones, Ravel, le jazz…), l’amusement, le panache, la joie de vivre, l’amour, et de l’autre l’éduction, synonyme d’ennuis et de contraintes, qui est liée chez le père et la directrice du lycée à une forme de réussite sociale, à l’argent, et au mariage. 

Chez l’héroïne du film, l’éducation correspond vite à une circulation des savoirs vide de sens, purement sociale et conventionnelle, un parfait conformisme – le générique l’illustre bien en faisant s’alterner des scènes d’enseignement traditionnel (littérature, mathématiques…) et de savoir-vivre (maintien, cuisine, etc.), mettant ainsi ces deux savoirs au même niveau, dispensés pour atteindre le même but aseptisé : celui d’enfermer les jeunes filles dans un rôle qu’elles n’ont pas choisi et que la société leur impose. D’ailleurs, à plusieurs reprises, Jenny est filmée dans sa chambre en train d’étudier, et la mise en scène stigmatise le motif de l’enfermement, d’abord parce que la caméra est dès lors située à l’extérieur, et puis parce que de cette façon on voit le personnage à travers le prisme d’une fenêtre aux carreaux étroits, rappelant les barreaux et le grillage d’une prison. La question récurrente du latin insiste aussi là-dessus, car c’est finalement la matière par essence la plus scolaire, imposée par la tradition et l’institution, et qui met le plus en péril l’avenir universitaire de l’héroïne. A la vanité de telles connaissances répond le dérisoire de leur finalité : « Il n’y a pas que l’enseignement, il y a aussi l’administration » - telles sont les perspectives d’avenir que propose la Principale à Jenny. Le dilemme est alors vite résolu, puisque comme souvent ce sont les choses les plus amusantes qui possèdent le plus de sens. Jenny affirme que sa famille n’accorde aucune importance aux « loisirs » (« nous n’y croyons pas », dit même le père), alors que David rétorque que c’est justement leur futilité qui les rend si intéressants. Dès lors, le mouvement du film visera à résorber l’opposition belle écervelée / étudiante boutonneuse, telle qu’elle est énoncée avec tant de spiritualité à l’occasion du séjour à Oxford.

Le rôle de la professeure de lettres est crucial à cet égard. C’est elle qui pose le problème en des termes on ne peut plus clairs (« tu es intelligente et tu es belle, tu peux tout faire »), et c’est dans son appartement que l’opposition qui a dirigé tout le film se résout. Chez ce personnage (que Jenny place tout au long du film du côté de l’éducation, de l’ennui, du rigorisme anglais), l’héroïne trouvera un piano et surtout une reproduction de Burne-Jones, et puis d’autres copies de tableaux, et des livres de poche, et leur simple présence suffira à annuler la dichotomie. La scène est clé, car elle ne marque pas un retournement, le triomphe de l’ennui, mais plutôt la fusion des deux pôles énoncés plus haut et qu’on pensait opposés.

Avant de parvenir à cette résolution, l’influence de David tend à réduire Jenny à un objet, une belle chose, vieux fantasme machiste habilement restauré dans le film, qui conduit l’héroïne au bord de la réification. Lors de leur première rencontre, David dit s’inquiéter du violoncelle de la jeune fille plutôt que de sa personne, et c’est lui qu’il met aussitôt à l’abri de la pluie – or, il est bien connu depuis Man Ray que la forme du violoncelle rappelle celle du corps féminin, et la métaphore dévoile dès le départ les considérations purement physiques du personnage. D’ailleurs, David estime la valeur de l’instrument et le monnaye avant de l’embarquer dans sa voiture : l’allusion à la prostitution est alors transparente. Le comparse de David traite sa blonde de la même manière, comme une chose, et quand il présente son appartement à Jenny, il lui dit « comme tu peux le voir, j’aime beaucoup les objets », dans un geste qui inclue la jeune femme, il est vrai un brin évaporée. D’ailleurs, il possède lui-même un violoncelle extrêmement rare et précieux dont il ne joue pas, mais qu’il expose, le réduisant au simple rang de babiole, et non plus à celui d’instrument prestigieux – probable métaphore de la belle blonde. La plupart des objets dont il est question sont uniques, précieux, authentiques, originaux, et notamment les objets d’art (le tableau de Burne-Jones, la carte du 16ème, etc.) – et il s’agit là d’une ultime métaphore possible se rapportant à Jenny, évoquant par écho sa virginité, qu’elle ne peut perdre qu’une seule fois, et lors d’une occasion unique (son anniversaire), défloraison qui sera d’ailleurs reportée, car pas vraiment naturelle (David veut substituer à son sexe une banane, ultime et ironique réification) et source de désillusion. En réalité, et à l’inverse, comme dans l’appartement de l’enseignante, le bonheur se trouve dans la répétition, la reproduction, la copie : « c’est ce qu’il faut », note Jenny.

C’est encore ce qu’elle exprime encore en voix-off à la fin du film, par un autre jeu d’écho, avec sa toute dernière phrase : « Je lui ai dit que j’adorerais voir Paris, comme si je n’y étais jamais allée », qui rappelle par contraste « les premières fois n’arrivent qu’une seule fois ». Le film se clôt en somme sur l’idée que les premières fois se produisent aussi longtemps que perdurent l’enthousiasme et l’émerveillement. En ce sens, « l’éducation » que relate le film ne se résume pas à la perte de l’innocence (voir Paris, c’est un peu comme Venise, c’est mourir d’une petite mort, métonymie du dépucelage), mais c’est presque l’inverse, c’est l’apprentissage d’un émerveillement toujours renouvelé, comme si Jenny avait ainsi atteint une virginité éternelle.

Le film repose donc sur un récit initiatique, et le terme « éducation » abonde très largement dans ce sens. Et comme dans tout bon récit initiatique, il existe aussi dans le film une ambivalence entre illusion et désillusion, qui décline autrement la dichotomie intelligence / beauté. Il n’y a qu’à observer le comportement des deux hommes, arnaqueurs de haute volée dont les « coups » relèvent de la prestidigitation (voir la carte avec laquelle ils partent d’une maison d’Oxford) et dont l’attitude et le mode de vie renvoient à une dimension explicitement magique et théâtrale (la salle de concert, la salle de restaurant, l’appartement du copain sont des décors caractérisés par leur ambiance assez baroque, presque surnaturelle). Ainsi, de ce côté, l’illusion est donc complète, et David, maître ès manipulations et mensonges, transforme tout ce qu’il touche en artifice, chaque chose le concernant étant frappée du sceau de la fausseté et du toc : entre autres la signature usurpée de C.S. Lewis, la fausse demande en mariage (caractérisé par l’absence de bague – autre tour de passe-passe s’il en est), jusqu’à la banane qu’il propose à Jenny pour la déflorer, et dont je laisse apprécier l’artificieux usage dans le contexte.

Le passage à Paris en est d’ailleurs assez significatif, parce que les images du séjour se situent dans la plus pure lignée de la carte postale hollywoodienne, c’est-à-dire très jolies et très propres, typiques, et figées d’ailleurs à plusieurs reprises par l’appareil photo de David qui suspend le film et sa réalité à une image éphémère et trompeuse. C’est bien d’ailleurs tout le rôle de ce personnage au fil de l’histoire : suspendre la vie de l’héroïne à un songe, une rêverie sans plus de réalité et de profondeur qu’un cliché – au sens propre comme au figuré. Le jeu sur l'appareil photo et les images qu’il produit – comme toutes les images auxquelles David est assimilé : la carte, le livre de Lewis illustré, le tableau de Burne-Jones – caractérise le « miroir aux alouettes » que ce Dom Juan de pacotilles représente pour la jeune fille : une image désincarnée, sans substance. On rappellera encore plus tard le rôle que joue une référence au roman L’Etranger d’Albert Camus dans le film, mais à travers ce qu’on vient d’évoquer, on peut d’ores et déjà tisser un lien étroit entre l’insensibilité pathologique du personnage de Meursault chez Camus et celle de notre Casanova, qui préfère satisfaire ses besoins matériels immédiats plutôt que s’inscrire dans la durée et dans l’affect. Cette particularité donne de David une image instantanée, fixe, figée, dénuée de profondeur (il a toujours sur le visage la même expression, qui lui donne le charme d’une figure de cire), une image donc quasi photographique (on le voit assez peu en mouvement, souvent assis, allongé, statique) opposée à l’image cinématographique  que représente Jenny. En effet, celle-ci se caractérise au contraire par le mouvement, la marche, la course, la danse – en somme, une véritable petite image-mouvement deleuzienne incarnée. La première rencontre avec David est d’ailleurs symptomatique : tandis que Jenny marche sur le trottoir, accompagnée par un travelling latéral qui en redouble le déplacement spatial, l’homme la suit en restant immobile dans sa voiture, filmé dans le cadre resserré de la portière, donnant l’impression qu’il ne bouge pas du tout, illusion seulement démentie par le champ / contrechamp de la conversation. Il finit par enfermer Jenny dans le hiératisme assimilé ici à l’automobile, dans l’évanescence de ce monde réduit à un vaste décor de théâtre, dans le cadre des photographies l’emprisonnant au sein d’une vie qui n’en est que l’illusion. Le cinéma joue alors avec sa propre grammaire, incarnant la vie et le réel dans le mouvement, tandis que l’immobilité à laquelle il s’oppose représente le faux-semblant, le trompe-l’œil.


Tout l’enjeu du film ne sera donc pas tant pour Jenny de conquérir son droit à vivre dans l’illusion (qu’elle revendique pourtant à plusieurs reprises comme étant une chance inespérée, qu’elle oppose à la tristesse d’une vie d’études, de concessions et de dévouement matrimonial), mais bien plutôt au final de concilier celle-ci avec la réalité. Si elle fait l’expérience du faux (elle aussi manipule ses parents), elle reste de plein pied dans le réel, comme si elle y était intrinsèquement liée. Ce qui occasionne d’ailleurs une des plus belles séquences du film, quand le père parle à sa fille à travers la porte de sa chambre restée close et qu’il raconte que lors d’une émission à la radio il a appris que C.S. Lewis vivait à Cambridge et non à Oxford, ce qui lui inspira la remarque : « ils doivent se tromper, car sinon, comment notre petite fille aurait pu avoir sa dédicace ? » : le mensonge n’est pas envisageable chez Jenny, comme si elle avait le pouvoir de rendre l’illusion réelle. La référence au livre de Lewis, Le Lion, La Sorcière Blanche et L’Armoire Magique, n’est d’ailleurs peut-être pas anodine : sorte de relecture d’Alice au pays des merveilles, il raconte le passage de la réalité au monde merveilleux de Narnia. Narnia, Paris, Oxford, même combat : on a là la topographie d’une utopie promise au bonheur dont l’héroïne veut réaliser l’exploration. Mais le rêve ne se conquiert pas aussi facilement qu’en traversant le miroir ou qu’en entrant dans une armoire magique. C’est alors ce qu’elle apprend à ses dépens. La lucidité de la jeune fille apparaît aussi à l’occasion d’une autre référence littéraire : L’Etranger d’Albert Camus, qui occasionne un dialogue fort symbolique entre les lycéennes. L’une d’entre elles se fait la réflexion que si sa mère venait à mourir, elle ne ressentirait rien, et se demande si cela ferait d’elle une existentialiste, et l’héroïne lui répond : « ça ferait de toi une vache ». La dimension romanesque se dissipe face au réalisme de Jenny, et la réalité du quotidien reste incoercible face à la morale du récit de Camus, pourtant reconnue par elle – l’armoire est alors verrouillée de l’intérieur. La lucidité se mue même en désillusion, lorsqu’elle compare « tous ces poèmes, toutes ces chansons, tous ces livres, toutes ces peintures » (soit le monde de l’illusion) à « une chose si courte » (soit la réalité de David, piètre amant, réduit à deux dimensions seulement).

Dur retour à la réalité, donc : l’amant n’était pas sérieux, les rêves d’évasion de la jeune fille sont réduits à néant. Mais la propre morale du récit se fait alors jour : c’est en renouvelant la première fois qu’on est capable de se prémunir des déceptions – tout reste toujours à conquérir. Ainsi, il n’existe pas de désillusion possible. Comme par un tour de magie, le seul véritable prestige du film, il suffit de plier le temps à sa convenance et de restaurer un nouvel ordre des événements, ce que le film révèle avec justesse à travers l’ellipse finale, où une année d’études solitaires passent en quelques secondes. Le réel devient alors le terrain de jeu de l’illusion, le champ de tous les possibles – idée splendide, et proprement cinématographique, au demeurant – mais qu’il conviendrait d’appliquer chaque jour à nos propres existences.

 

Merci à Yann Serizel

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