jeudi 7 juin 2012

Vertige de l'amour : The Avengers de Joss Whedon (2012)

VERTIGE DE L'AMOUR :
The Avengers de Joss Whedon (2012)


Il y a un moment, dans The Avengers, où le film s’éteint. Il s’éteint – salutaire antidote à la surenchère, qui l’annule en même temps qu’il la justifie, paroxystique suspension dans laquelle le film trouve son sens en s’arrêtant – comme si, à force de vouloir repousser les limites de l’action hyperbolique, il atteignait là son point de rupture, enfin.

Et de limites, il n’est question que de cela dans le film, qui commence, littéralement, par dépasser les bornes : d’abord au niveau de sa construction, car il s’ouvre in medias res, c’est-à-dire après que l’histoire ait commencé, l’action mise en marche avant que la bannière du studio n’apparaisse à l’écran,  antérieurement à la projection elle-même (de fait, le film a en réalité commencé dans les précédents Iron-Man, Thor et Captain America) ; et puis parce qu’au niveau de la diégèse, une autre frontière est alors franchie sans vergogne : un Cube Cosmique, source d’énergie incomprise par les hommes (elle les dépasse) mais qui cherchent pourtant à l’utiliser, se met à rayonner de manière incontrôlable, ouvrant un portail vers un autre monde. Les limites de l’espace-temps sont dès lors anéanties ; l’énergie surpuissante, débridée ; et le récit, entraîné dans une course folle à la surenchère, la quête des (super)héros et du film n’étant pas tant de maîtriser cette énergie que de rivaliser avec elle, dans un désir constant de se dépasser par l’addition et les injections d’adrénaline à grand spectacle. Alors le pitch du film se résume à une volonté d’accumulation, un empilage de forces (Iron Man + Hulk + Thor + Captain America + Nick Fury + Black Widow + Hawkeye), une superposition de sidérations (la base militaire détruite dès le début + le porte-avions qui se transforme en aéronef improbable + Captain America et Iron Man qui affrontent Loki + Thor qui affronte Iron Man et Captain America + Hulk qui affronte Thor + l’aéronef qui est à deux doigts de se crasher + tout le monde qui se bat contre tout l’autre monde + tout ce qui a été sciemment ou non oublié par moi ici), un entassement de points de vue narratifs (chaque personnage devient un moment donné le personnage principal sur lequel l’action se focalise avant de redevenir secondaire), un grand amoncellement qui fait monter les images à l’écran à une hauteur d’intensité vertigineuse, un jeu d’empilement extrême type « tour infernale », le climax toujours repoussé, l’acmé constamment à venir, la démesure ne se substituant qu’à une autre démesure plus grande encore – le tout menaçant à tout instant de perdre l’équilibre et de s’écrouler.

Cette volonté de toujours dépasser les limites, de toujours jouer sur la tension prête à se rompre mais qui s’étend pourtant encore et encore, elle est parfaitement incarnée par Bruce Banner qui, avant la bagarre géante dans les rues de New-York, dévoilera le secret grâce auquel il est arrivé à contenir jusque-là sa colère : « Je n’ai jamais cessé d’être en colère », dit-il avant de se transformer aussitôt en Hulk. C’est là aussi le secret du film : il n’a jamais relâché la tension, la laissant exploser à volonté régulièrement, balayant systématiquement la scène précédente d’un revers de l’image, obsolète face au spectacle encore plus ahurissant qu’offre la suivante. Ainsi les personnages ne cesseront de se confronter à leurs limites respectives, à leur invincibilité qui rend tout conflit entre eux insoluble : voir la triangulaire opérée dans la première rencontre entre Captain America, Iron Man et Thor – Captain America s’en prend plein la gueule par Iron Man, qui lui-même se fait mettre sa pâtée par Thor, qui a son tour tombe sur un os en s’en prenant à Captain America. Alors, les limites des personnages, c’est finalement leur absence de limite : invulnérables, ils ne peuvent venir à bout les uns des autres ; inconciliables, ils restent longtemps avant d’adopter une position commune. Pour le film, c’est la même chose : sa fragilité se tire de sa puissance-même – il ne parvient pas à trouver une fin digne de ce nom, un sommet d’action infranchissable, ce climax tant de fois atteint mais toujours dépassé, si ce n’est dans ce déversement continu d’ennemis venus d’ailleurs, qui semble indiquer que le dénouement se fera attendre, que la résolution s’éternisera, si les frontières ne sont pas bientôt rétablies (au sens propre comme au figuré). Imbattables, les héros en deviennent curieusement étranges et étrangers au spectateur, pures figurines fantasmées animées d’une invulnérabilité infantile, revêtues d’une armure trop encombrante pour eux – voir comment Thor, Captain America et Iron Man se regardent après s’être frottés les uns aux autres : tout bêtes, ne sachant plus quoi faire, comme gênés – et les exemples pourraient se multiplier, au point où en l’absence de limites autres qu’eux-mêmes, les personnages en sont réduits à devenir interchangeables, dépossédés d’eux-mêmes (on peut le voir en particulier à propos de la prison de verre dans l’aéronef, prévue à l’origine pour Hulk, dans laquelle est enfermée Loki, et où Thor sera finalement précipité dans le vide). Indépassable, le film s’enferme dès lors lui aussi dans une logique de la surenchère qui est toujours repoussée, ne cherchant pas tant à atteindre un équilibre, un chimérique élément de résolution, qu’à battre tous les records d’imbrications de péripéties – la logique du spectacle débouchant sur la même situation que le trio de superhéros évoqué à l’instant : « on fait quoi, maintenant ? »

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Dans une logique propre au non-sens, le film se déroule alors sans qu’il puisse déboucher sur une quelconque issue, et les héros qui n’éprouvent aucune limite à leurs pouvoirs et à leur existence  incarnent une posture improbable et presque absurde pour le spectateur : on ne craint plus rien pour eux, tout leur est presque trop facile, et leurs actions se voient dès lors dénuées d’enjeux. En s’enfermant dans une logique de pure jouissance d’action movie déshumanisé, les superpouvoirs et la super conscience de leur surabondance supplantant les passions de l’affect et la valeur de l’effort, le film dégage le sentiment de l’absurde – le sentiment de l’inutilité d’un tel déballage, la vacuité d’une telle débauche de moyens, en l’absence de fin en soi. Le flot continu d’ennemis à la fin du film figure bien ce sentiment d’irrationalité, puisqu’il relaie en quelque sorte l’antique tonneau des Danaïdes, ou encore le fameux mythe de Sisyphe, comme Albert Camus l’a résumé pour son Essai sur l’absurde : « Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids » - telle est l’image du film, qui toujours remonte la pente du spectaculaire, pour être toujours rattrapé par sa propre carence du sens. « [Les dieux] avaient pensé avec quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir ».

C’est là que le film s’arrête : surenchère dans la surenchère, Iron Man réussit à faire dévier la trajectoire d’un missile nucléaire (facile), pour le détourner de New-York, sa cible d’origine, vers une autre : le vaisseau spatial ennemi, derrière le portail du Cube Cosmique, juste au-dessus de la ville, mais en fait à des centaines d’années lumières de là (facile, encore). Cette ascension en dehors des frontières de notre atmosphère, en dehors des frontières de notre espace-temps lui-même, elle figure bien l’ultime suroffre du film qui outrepasse ses limites et celles de notre monde. Mais comme ses compagnons, Iron Man a conscience que cet acte d’héroïsme risque d’être le dernier pour lui : il sait qu’il ne reviendra sans doute pas après avoir été à ce point trop loin (pour autant, l’idée de ce sacrifice semble pour lui facile à accepter). Néanmoins, il cherche à obtenir le dernier baiser du condamné, et tente de joindre Pepper Pots, son assistante / compagne, pour lui dire au revoir ou pour lui avouer qu’il l’aime (ce qui revient au même). Mais là, problème : Pepper Pots a toute son attention rivée sur un poste de télévision qui répand les images sidérantes du spectacle qu’offre New-York au même moment, et elle n’entend pas son téléphone sonner – et l’appel restera sans réponse. La scène est d’une incroyable beauté tragique, par-delà et peut-être même grâce à son caractère invraisemblable (heureusement que le kit mains libres est intégré à l’armure d’Iron Man, sinon pas facile de passer un coup de fil avec un missile nucléaire dans les bras) : là, enfin, le superhéros se trouve confronter à une lacune, un manque, un échec, et ce n’est plus tant d’Iron Man dont il est question ici que de Tony Stark. Le personnage est brusquement humanisé, et l’armure de métal laisse voir la fragilité de l’homme. Surtout, la scène dégage une superbe ironie tragique parce que Tony Stark essuie ce revers à cause du spectacle-même qu’il offre depuis le début du film, il est victime de la surenchère du récit à laquelle il contribue depuis le départ et qui se retourne contre lui : il ne parvient pas à attirer l’attention sur son désarroi et son angoisse, parce Pots est fascinée par le spectacle qu’il offre à la télévision, et son invincibilité rediffusée sur le petit écran (écho de celle à laquelle assiste depuis plus de deux heures le spectateur sur le grand) empêche d’exprimer sa faiblesse d’homme. Il est écrasé par son rocher, ce rocher de la surabondance spectaculaire qui occulte l’individu dans sa singularité et son dénuement – alors Tony Stark prend conscience de l’absurdité de sa destinée de superhéros, qui ne vit que pour le spectacle insensé qu’il offre, mais qui nie par ailleurs ces aspirations d’homme. « Vivre, c’est faire vivre l’absurde », a écrit Camus. « Le faire vivre, c’est avant tout le regarder… » Alors, le film s’arrête, pour qu’il n’y ait plus rien à regarder, plus aucun spectacle. Passé les limites de l’espace-temps, l’obscurité du cosmos envahit l’écran, l’inépuisable armure d’Iron Man s’éteint, et Tony Stark est plongé dans les ténèbres du désespoir. Et puis, un instant en suspension entre deux mondes, Iron Man retombe, poids mort : il est devenu son rocher.
Mais « la clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire ». Iron Man a atteint ses limites : il revient, « il redescend dans la plaine », il redevient Tony Stark, il accepte sa condition d’être humain. A cet instant, « où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin. Il est plus fort que son rocher ». Le film atteint alors son paroxysme en se vainquant lui-même, en enrayant sa machine : l’antidote au spectaculaire absurde, c’est l’amour pour une femme, et c’est le pur et simple désir de le lui dire, modeste Everest, mais si difficile à atteindre, unique déception du héros. Alors, pour Tony Stark comme pour les autres, il s’agira donc de devenir des hommes, de se fondre dans le quotidien et la normalité, et c’est ainsi que se conclut le film – pour l’instant. Détournons une dernière fois les mots de Camus, et faisons-le parler lui-même du film : « Je laisse les Avengers au bas de la montagne ! A l’instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Tony Stark, revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par la mort. On retrouve toujours son fardeau. […] La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Tony Stark heureux ». Heureux d’éprouver ses limites, heureux d’être redescendu sur la terre ferme, heureux de renouer avec l’ordinaire.

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